Semaine 25.21 (no. 447) Anaïs Lelièvre | Expériences d’espaces | La chapelle-espace d’art contemporain Pôle culturel de la Visitation Thonon-les-Bains

L’exposition que consacre la chapelle de la Visitation à Anaïs Lelièvre s’inscrit dans le cadre de la programmation de la saison 2020-2021 placée sous l’intitulé générique Penser le paysage. Si la marche est à la source du travail de l’artiste, son œuvre se nourrit de toutes les « expériences d’espaces » qu’elle fait d’une résidence à l’autre. Les paysages traversés la conduisent à la prise de conscience des changements d’états de la nature et à une réflexion sur la place de notre corps dans l’espace. Ses installations sont comme une invitation à un voyage intérieur, entre architecture et nature, une façon singulière et sensible d’habiter l’espace.

Semaine n°447, revue hebdomadaire pour l’art contemporain
Texte : Philippe Piguet
Parution vendredi 18.06.2021
16 pages, 4 €

Montage en cours de Stratum 1.

Anaïs Lelièvre, Expériences d’espaces

Publié en 1974, l’ouvrage de Georges Perec intitulé Espèces d’espaces, comporte en forme de « Prière d’insérer » un feuillet mobile, ordinairement destiné par l’éditeur à la presse, parfois repris en quatrième de couverture, présentant le texte que le lecteur s’apprête à lire. Comme l’a fait remarquer l’un de ses exégètes, parce qu’elle est volante, cette feuille « peut prendre sa place n’importe où dans le livre. D’emblée, une mise en question de l’espace immuable et intangible, au sein même de l’objet-livre, est soulevée, illustrant le propos que développera Perec dans l’ensemble de son essai. » Non seulement l’exposition d’Anaïs Lelièvre doit son titre à cet auteur mais les premières lignes de ce « prière d’insérer » ne sont pas sans faire écho à la démarche de l’artiste : « L’espace de notre vie – poursuit l’écrivain – n’est ni construit, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble ? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça se coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça se cogne. Nous cherchons rarement à en savoir davantage et le plus souvent nous passons d’un endroit à l’autre, d’un espace à l’autre sans songer à mesurer, à prendre en charge, à prendre en compte ces laps d’espace. » À l’instar de cet auteur, Anaïs Lelièvre développe dans son travail toute une réflexion sur l’espace, sur sa nature et la perception qu’on en a. Qu’est-ce que l’espace par rapport à soi, par rapport aux autres et par rapport au monde ? Par où sa démarche se distingue, c’est le mode opératoire qu’elle a mis en œuvre et par lequel elle mène ses propres expériences d’espaces.
Ce qui motive fondamentalement la démarche de l’artiste, c’est cette naturelle disposition chez elle à vouloir sortir de la force de l’habitude – d’un « habiter identifié », comme elle dit –, de sorte à bouleverser et remettre en question tout usage perceptif récurrent. À cette fin, elle pratique volontiers le mode de la résidence d’artiste, lequel l’entraîne à vivre toutes sortes de confrontations géographiques, historiques, humaines et culturelles avec lesquelles elle s’oblige à composer. En quête d’origine, dans un rapport proprement existentiel avec la nature, Anaïs Lelièvre privilégie sites et situations, territoires et paysages primordiaux au cœur desquels elle est assurée de se confronter à la chaîne mémorielle du vivant. En cela, la marche occupe une place de tout premier plan dans le processus même de sa création, l’ayant amenée ici et là, par monts, par vaux et par-delà les frontières, à poser son regard sur les mondes tant minéral que végétal pour tenter d’en appréhender le secret de leur constitution. Nomade, l’artiste n’a de cesse de voyager d’une contrée à l’autre, d’Audierne à Port-de-Bouc, de Gardur en Islande à Sion en Suisse, de la Grèce au Canada, de la Chine au Brésil, etc.

Dessin-matrice : Schiste argileux (Sion), 2018, dessin et écriture, crayon et encre sur papier, 21 x 29,7 cm.

Au gré de ses résidences, Anaïs Lelièvre a développé sa démarche à l’aune d’une réflexion duelle sur la place de notre corps dans l’espace et la prise de conscience des changements d’état de la nature. Des éléments récoltés au fur et à mesure de ses déambulations – pierre de lave, fruit atemoia, géode cristalline, cristaux de silice, pierre cargneule… –, elle a réalisé différents dessins, déterminant comme un catalogue de possibles motifs. Certains sont reproduits en nombre via la photocopie, à des échelles allant du macro au micro, et lui servent de matrices graphiques à la mise en forme tantôt d’installations, tantôt de sculptures. Il y va alors de protocoles qui en appellent aussi bien au collage qu’à l’impression selon les situations et l’évolution du travail. Dans tous les cas, Anaïs Lelièvre en fait un usage extrêmement précis, jouant de la qualité plastique des images agrandies ou réduites, composant avec la découpe des linéaments qui les constituent, toujours soucieuse de restituer visuellement la genèse de l’objet dont elle s’est saisi.
À Thonon-les-Bains, l’artiste a conçu son exposition comme un parcours synthétique à la découverte et à la réflexion de son œuvre. Elle a tout d’abord choisi de mettre en jeu les différentes versions d’une installation intitulée Stratum – conçue à l’appui d’un dessin de pierre de schiste argileux ramassée lors de sa résidence à Sion – qu’elle a réalisées au cours de ces dernières années en les rassemblant en un agencement inédit dans la nef de la chapelle.

Stratum 1, 2018, installation, papier imprimé du dessin Schiste argileux (Sion), planches et mobilier récupérés sur site, salle d'environ 35 m2. Résidence La Ferme-Asile, Sion, Suisse.

De la sorte, elle en constitue une nouvelle et neuvième formulation invitant les visiteurs à la traverser, pour la vivre du dedans. Les structures en PVC forex sur lesquelles a été imprimée l’image du dessin de référence se dressent et se déploient ainsi dans l’espace pour configurer un site aux allures du fameux Cabinet logologique de Dubuffet, parcouru d’une écriture méandreuse. Un lieu innommable, tout à la fois organique, architecturé et minéral. Sitôt qu’il y pénètre, un double ressenti envahit dès lors le promeneur : celui d’un débordement physique, tout d’abord ; d’une perte de repères, ensuite. L’expérience est tour à tour spatiale, sensible, mémorielle, voire psychique, pour ce qu’elle nous renvoie à un temps autre, indicible. Quelque chose d’un chavirement possible, sinon d’une déstabilisation du corps est à l’œuvre dans ce type de propositions tel qu’Anaïs Lelièvre les imagine. Elle revendique même à ce propos le fait de créer des « installations instables ».

Stratum 4 (détail), 2020, installation modulaire, PVC imprimé du dessin Schiste argileux (Sion), Frac Provence-Alpes-Côte d'Azur, Marseille.

Paradoxe – pourrait-on penser – à la découverte dans la salle dite des Sœurs de son Pinnaculum, conçu pour le cloitre du musée des Augustins de Toulouse et constitué d’un ensemble de 91 modules géométriques. Suggérant un paysage d’archiécritures, les éléments qui le composent sont également imprimés sur PVC d’un dessin figurant des Racines de faux cyprès coupées. Comme il plaît toujours à l’artiste de décliner son travail, Pinnaculum a connu plusieurs formes de présentation. Dans son exposition thononaise, elle en propose un nouveau regroupement qui instruit un autre mode d’appréhension tant de l’espace de monstration que de l’œuvre elle-même. Comme si, en mettant en exergue son potentiel infini de combinaisons, elle voulait souligner la dynamique vitale intrinsèque à l’œuvre. Une dynamique augmentée, d’une part, par le fait que les lignes du dessin se poursuivent d’un module à l’autre, créant comme un flux en surface ; de l’autre, par le relief même de l’ensemble résultant des différentes dimensions de chaque module.
Comme une remontée dans le temps, la dernière salle de l’exposition rassemble dans des vitrines quelques pièces qui pourraient s’apparenter à des témoins archéologiques. Le choix de pierres et de céramiques que l’on y trouve notamment permet de prendre une autre mesure de la démarche de l’artiste, celle qui la détermine à l’ordre de la main. Allusion y est faite à ces promenades dans la nature d’où elle rapporte ses trésors et dont elle s’applique via le dessin et la photocopie à nous faire découvrir leur genèse, le graphisme de leur structure, non à l’instar d’un scientifique qui en ferait l’inventaire mais à travers son regard d’artiste et par le biais de gestes tels que l’écriture, le recouvrement ou le creusement de la matière. C’est que celle-ci est la clef de voûte de toute son œuvre et la façon qu’elle a de la mettre en jeu dans son travail devient l’élément fondateur des espaces qu’elle s’invente. Des espaces qui sont à expérimenter pour mieux les habiter. Ce faisant, l’art d’Anaïs Lelièvre est requis par une pensée du paysage qui replace la figure humaine dans son rapport existentiel à la nature en son état premier, dans un en deçà du langage.

Philippe Piguet

Stratum 8, 2021, installation modulaire, PVC imprimé du dessin Schiste argileux (Sion), dimensions variables (hauteur maximale 2,7 m.). Résidence DRAC Centre-Val de Loire, lycée Bourges-Le Subdray.
Pinnaculum 3, 2019, installation modulaire, 91 volumes en PVC imprimé du dessin Racines de faux cyprès coupées, dimensions variables (hauteur maximale 1,90 m), ensemble hauteur 1,9 x longueur 10 x largeur 1 m. Cloître de la cathédrale Saint-Étienne, Cahors. Cahors Juin Jardins. Résidence de production Atelier TA et musée des Augustins, Toulouse.
Coquilles (le trait qui ne saisit rien) #11, 2019, porcelaine noire et blanche, hauteur 8,7 x longueur 26 x largeur 13 cm.
Stratus, 2018, série, pierres de gneiss recouvertes de papier imprimé du dessin Schiste argileux (Sion), dimensions variables (ci-dessus : 13 x 23 x 14,5 cm). Résidence La Ferme-Asile, Sion, Suisse.
Fêlures (la gravure contre soi) #11, 2020, porcelaine noire et blanche, hauteur 48,2 x longueur 30,9 x épaisseur 5 cm.

Publié et diffusé par – published and distributed by Immédiats, 67 rue du Quatre-Septembre, 13200 Arles, France. www.immediats.fr.
Directrice de la publication – Publishing Director Gwénola Ménou. Conception graphique – Graphic design Alt studio, Bruxelles. Coordination et réalisation graphique – Coordination and execution Laurent Bourderon. Corrections – Proofreader Stéphanie Quillon. Traductions – Translation Lauren Broom. Photogravure – Photoengraving Terre Neuve, Arles. Impression – printer Petro Ofsetas. Crédits photo – Photos credits Robert Hofer © L’artiste pour les œuvres, l’auteur pour le texte, Diffusion pour l’art contemporain pour la présente édition. © The artist for the works, the author for the text, Diffusion pour l’art contemporain for this edition. Abonnement annuel – Annual subscription 62 €. Prix unitaire papier – price per paper issue 4 €. Dépôt légal juin 2021. Issn 1766-6465

Catégorie: Semaine

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