Semaine 11.21 (no. 445) Johanna Perret | Zone d’ombre | Maison forte de Hautetour Saint-Gervais-les-Bains

Invitée en résidence de recherche et de création l’hiver 2020-2021 à Saint-Gervais, l’artiste peintre Johanna Perret propose de continuer son projet autour des paysages nocturnes des forêts, initié dans sa série Hécate (2018-2019). Puisant dans les mythes et les légendes de la vallée, elle crée des peintures au sein desquelles les visiteurs sont invités à plonger. Formée à l’ESAAA (Annecy), Johanna Perret a acquis depuis de nombreuses années une technique particulière de peinture, issue des pratiques anciennes, comme celle du glacis. Son travail de la matière picturale remet en question la notion de temps, celui de la création comme celui de la contemplation. Ses peintures ne se donnent pas au premier coup d’oeil. Oscillant entre abstraction et représentation, elles piègent le regard du visiteur et l’invitent à prendre le temps de la découverte du sujet. C’est tout le corps, et non plus seulement l’oeil, qui est sollicité ici pour embrasser le motif sousjacent qui semble vouloir nous échapper. Pour le projet Zone d’ombre, l’évanescence des couleurs, la transparence brumeuse qui laisse deviner le sujet représenté, évoquent aussi bien le romantisme noir de la fin du XIXe siècle, que les mythologies dont l’artiste s’inspire. Zone d’ombre est un hommage à la forêt et aux mondes féériques qu’elle inspire. Les grands arbres hiératiques des territoires montagneux résonnent dans l’imaginaire des sociétés humaines, et c’est ainsi que du faste de cette nature grandiose, naissent les contes et les légendes ; propices aux divagations autant qu’à l’introspection.

Emma Legrand,
commissaire de l’exposition

Semaine n°445, revue hebdomadaire pour l’art contemporain
Texte : Emma Legrand, Johanna Perret
Parution vendredi 12.03.2021
Édition papier, 16 pages, 4 €

Locus Amoenus, (détail), huile sur bois – oil on wood, 30 x 50 cm.

L’exposition Zone d’ombre est un hommage à la forêt autant qu’à l’univers fantasmagorique qu’elle engendre. Elle s’appuie sur les contes populaires de la vallée du Mont-Blanc et plus largement des Alpes afin de retranscrire l’expérience nocturne de la forêt. À mi-chemin entre plusieurs mondes, entre fascination séductrice et terreur absolue ; la nuit parle de nos angoisses profondes et insurmontables, de cette peur panique et ancestrale qui nous hante. La nuit a le goût des terreurs enfantines, celles qui vous tétanisent d’abord et vous envoûtent ensuite ; celles qui vous transportent dans ces mondes flottants et suaves, ces si délicieuses et si terribles zones d’ombre.
Ce projet s’inscrit dans la série Hécate, un travail de peinture où la lumière vient de l’obscurité. Hécate, déesse grecque de la lune noire, symbolise la mort autant qu’elle est la protectrice des cultes liés à la fertilité, accordant richesses matérielle et spirituelle. Elle s’identifie à la lumière de la lune et à la nuit, déesse tellurique, et se réfère à la terre. Elle est aussi la déesse des carrefours reliant plusieurs mondes. C’est dans cet univers qu’un léger pas de côté fait glisser le quotidien dans l’étrange, et le plaisir dans l’effroi. Pas complètement vivants ni totalement morts, autant réels qu’allégoriques, d’une solennelle noblesse, les arbres et végétaux des séries Hécate et Zone d’ombre se présentent à nos yeux tels de vibrantes et ancestrales entités reliant plusieurs mondes. Vivants piliers, ils sont les gardiens de nos existences et nous poussent à entraîner nos esprits dans l’exercice du doute et de la raison.

Les séries Hécate et Zone d’ombre parlent de la multiplicité des mondes et de leurs rencontres : le monde des fantasmagories populaires, des contes racontés au coin du feu, le monde qui cherche à comprendre l’ombre, celui des contes de Perrault, des frères Grimm, de Baudelaire, d’E. A. Poe, etc. ; l’univers de la montagne, des bois, des combes et des pierriers, le monde rude, risqué et grandiose des hauteurs alpines et de sa flore. Lorsque, d’un savant jeu de miroirs inversés, l’histoire populaire s’incarne dans les éléments du paysage qu’il a lui-même engendrée, elle invite à l’équivoque, à la croyance autant qu’à la défiance. C’est là que règnent Hécate et sa suite, dans l’ombre d’un territoire hostile entre le conscient et l’inconscient, entre l’imaginaire et le réel, là où le jugement et la raison s’échappent.

Haute Chasse sauvage, triptyque, huile sur toile, châssis bois, 3 x (30 x 50 cm).

ALPIS ROSAE
Entre Chamonix et Argentière, un jeune et amoureux berger gardait son troupeau, il voulut offrir en cadeau à sa bien-aimée des fleurs de montagne qu’elle aimait tant. Il grimpa alors sur un rocher escarpé pour cueillir des lys blancs et des anémones. Il glissa et tomba inanimé sur une pierre qui aussitôt se tacha de sang. Les fées accoururent mais il était trop tard. Elles n’avaient pas le pouvoir de lui rendre la vie. Attristées par la mort tragique de cet amoureux, elles voulurent lui rendre hommage et pour que sa mort ne soit pas vaine, elles firent naître du sang des blessures des fleurs rouge vif, dont l’odeur rappelle l’existence rustique des montagnards. À l’aube du lendemain, des touffes de rhododendrons ornaient les alentours du rocher.

HAUTE CHASSE SAUVAGE
La Haute Chasse ou Chasse sauvage, appartient clairement au monde des morts. Aux Contamines-Montjoie, on disait qu’à la Toussaint des processions d’âmes passaient dans les airs à grand fracas. En 1879, à Marin (près de Thonon), un témoignage rapporte qu’à minuit on entendait souvent la Haute Chasse, une meute de chiens invisibles qui passait dans les airs en aboyant. Un jour, un inconscient leur cria : « Chasse que te chasse, apportez-moi une partie de votre chasse ! ». Le lendemain il trouva une jambe ensanglantée sur sa table. Apeuré, il alla voir le curé qui lui conseilla de mettre le morceau de corps sur le bord de sa fenêtre, et d’attendre la nuit prochaine pour crier : « Chasse que te chasse, venez reprendre une partie de votre chasse ». En automne, la lumière faiblit, le jour commence tard et la nuit arrive vite. Le vent souffle et l’orage gronde, les bourrasques déracinent les sapins et les pluies font sortir les torrents de leur lit. La foudre s’abat sur les hauts sommets, arrachant des pans entiers de montagne qui s’effondrent avec fracas au pied des alpages. Tempêtes, grêle, avalanches, craquements de séracs, éboulis, coulées de boue, etc. C’est le début de la saison du bruit et de la fureur. Les populations alpestres, confrontées au mauvais temps, ont depuis toujours attribué ces puissantes manifestations aux forces démoniaques. Il est important de souligner la vive influence des idées religieuses qui concentrent ces interprétations autour de lieux ou de moments clés dans la liturgie catholique, comme par exemple le jour de la Toussaint.

Haute Chasse sauvage, triptyque, huile sur toile, châssis bois, 3 x (30 x 50 cm).

LOCUS AMOENUS
Ce terme littéraire est une expression latine signifiant le « lieu amène », elle peut aussi se traduire par « lieu idyllique ». Poncif littéraire, Locus amoenus désigne le plus souvent un lieu extérieur de grande beauté, de confort et de sécurité qui peut rappeler le jardin d’Éden ou les champs Élysées. Les éléments récurrents de ce topos sont : les arbres, l’eau et l’herbe. Cette série s’inspire de la collection des affiches publicitaires du PLM, une des plus importantes d’Europe. Commandées auprès d’artistes de talent, ces affiches destinées à susciter l’envie de voyage, participèrent à la création d’une véritable légende iconographique célébrant la beauté des paysages de l’Hexagone. La compagnie s’adresse à un public français et anglais très aisé, une société empreinte d’élégance raffinée et de délicatesse. Lieux fantasmés et idylliques, les paysages représentés donnent le ton des visions du voyage à la Belle Époque. Les images PLM contribuent à ancrer ces paysages dans l’imaginaire collectif, tout en s’appuyant sur eux pour stimuler l’envie. Cette collection a contribué à façonner une imagerie romantique des Alpes : précieux écrin renfermant une nature foisonnante, agréable, délicieuse et charmante.

SARVAN
Il possède plusieurs noms : le Sarvan, Servan, Chavran, Charvin, ou encore le Batsardé ou le Follet. Il s’agit d’un esprit domestique souvent farceur, bien ou malveillant, tout dépend de la façon dont on le traite. Il est très rare de l’apercevoir mais selon de rares témoignages, il se montrerait sous l’apparence d’une toute petite personne, avec une longue barbe grise ou blanche et des petits yeux noirs et malicieux. Le Sarvan est bruyant, c’est un être nocturne qui aime « raouater » dans les combles, les caves ou les granges. On dit que si le soir venu, le propriétaire des lieux se donne la peine de lui laisser une gamelle de restes, en échange, le Sarvan prendra soin des environs en protégeant les récoltes des rats et autres ravageurs. Il chasse aussi les serpents, permettant aux enfants du foyer de jouer dans la paille en toute quiétude. Si le Sarvan ne se sent pas le bienvenu, il fera des farces à s’en réveiller la nuit : agitant les cloches des vaches à point d’heure, faisant cailler le lait, volant le beurre, dispersant les réserves de patates et d’oignons, ou coupant
vos lacets de chaussure.

Sarvan, huile sur toile, châssis bois, 140 x 100 cm.

FAYES
Très présentes dans les montagnes, les fées affectionnent particulièrement les lacs et les grottes, bien qu’on puisse les croiser en d’autres lieux. Souvent bienveillantes, elles peuvent se montrer cruelles et vaniteuses. Geva, fée (ou faye en patois) méchante et jalouse vivait dans une caverne de la vallée de l’Arve. Amoureuse du baron Hugues de Sallanches qui, lui, était épris de sa fiancée, la belle Sibylle de Bonneville, elle enleva Hugues et changea Sibylle en marmotte. Sur les pentes audessus de la vallée de l’Arve, on en trouve également au lac vert. Autrefois cet endroit était fréquenté par des fées d’une beauté et d’une bonté à nulles autres pareilles. Un soir sur le plateau d’Ayères,  des filles de Passy se reposaient d’une longue marche. C’est là que les mauvais esprits, jaloux de leur fraîcheur, déclenchèrent un éboulement. Les fayes détournèrent les rochers et sauvèrent les jeunes filles. Les fées sont celles qui créèrent les rhododendrons et donnèrent le secret du fromage aux humains ; celles de la mer de glace créèrent les cristaux de montagne ; et ce sont trois fayes (fadae ternae) qui fondèrent la ville de Féternes. À Saint-Gervais, au-dessous de Montfort, on peut rencontrer dans les bois de remarquables demoiselles coiffées. Ce sont de grandes colonnes faites de roches friables, dont le sommet est protégé par une roche de nature différente, résistant beaucoup mieux au travail de l’érosion. Ces phénomènes géologiques sont présents un peu partout sur la planète, on les appelle également « Cheminées des fées ».

Fayes, huile sur toile, châssis bois, 160 x 260 cm.

Publié et diffusé par – published and distributed by Diffusion pour l’art contemporain, 67 rue du Quatre-Septembre, 13200 Arles, France. www.immediats.fr. 
Directrice de la publication – Publishing Director Gwénola Ménou. Conception graphique – Graphic design Alt studio, Bruxelles. Réalisation graphique – Graphic execution Laurent Bourderon. Corrections – Proofreader Stéphanie Quillon. Traductions – Translation Matthew Cunningham. Photogravure – Photoengraving Terre Neuve, Arles. Impression – printer Petro Ofsetas. © L’ artiste pour les œuvres, les auteurs pour les textes, Diffusion pour l’art contemporain pour la présente édition. © The artist for the works, the authors for the texts, Diffusion pour l’art contemporain for this edition. Abonnement annuel – Annual subscription 62 €. Prix unitaire papier – price per paper issue 4 €. Dépôt légal mars 2021. Issn 1766-6465

Alpis Rosae, huile sur toile, châssis bois, 60 x 40 cm.

Catégorie: Semaine

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