L’exposition de groupe que propose la chapelle de la Visitation sous l’intitulé générique de Singularités plurielles rassemble quatre artistes femmes dont les démarches sont très différentes, chacune développant une œuvre instruite à l’ordre soit du réel, soit de l’imaginaire, et faisant appel à des protocoles de création très personnels. Entre dessin et sculpture, installation et détournement, les mondes qu’elles révèlent témoignent des préoccupations de leur époque, qu’il s’agisse de nature, d’espace, d’environnement ou d’urbanité. Tout y est rassemblé sans autre intention manifeste que de partager le pur plaisir de visions individuelles et d’acter la liberté infinie de la création.
The group exhibition at the Chapelle de la Visitation under the generic title of Singularités plurielles (Plural singularities) brings together four women artists whose approaches are very different, each developing learned work about either reality or the imagination, using highly personal creative protocols. Between drawing and sculpture, installation and subversion, the worlds they reveal bear witness to the preoccupations of their time, whether in terms of nature, space, the environment or urbanity. Everything is put together with no other manifest intention than to share the pure pleasure of individual visions and to acknowledge the infinite freedom of creation.
Semaine n°452, revue hebdomadaire pour l’art contemporain
Texte : Philippe Piguet
Bilingue fr/eng
Parution vendredi 14.01.2022
Édition papier, 16 pages, 4 €

Si rien ne prédestinait Azul Andrea, Eva Jospin, Raphaëlle Peria et Christelle Téa à se retrouver dans la même exposition, la richesse d’invention plastique qui caractérise chacune de leurs démarches en constitue du moins le prétexte. Tout comme le titre qui les rassemble – et qui joue de l’oxymore – en souligne les oppositions, voire les écarts conceptuels. En faisant appel, tour à tour ou tout à la fois, à des matériaux inhabituels et à des modes opératoires atypiques, leur art contribue à augmenter le champ des arts plastiques de propositions encore jamais vues. L’unité dans la diversité, c’est la marque d’une époque et d’une production artistique qui refuse de se laisser enfermer dans des catégories. Le monde est une communauté d’individualités plurielles et l’art contemporain en est l’un des vecteurs les plus dynamiques. La réunion, résolument subjective, de ces quatre artistes n’a d’autre but que le pur plaisir des yeux et de l’esprit.

Quelque chose de paradoxal est à l’œuvre dans le travail d’Azul Andrea – née en 1988 à Buenos Aires – qui balance entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, l’empreinte et le volume, le peu et le tout, offrant au regardeur toutes sortes d’échappées possibles. Recourant à un vocabulaire de formes rudimentaires – sphère, carré, étoile, croix… – et à l’emploi de matériaux inédits – naturels comme des coques de noix ou synthétiques comme des couvertures de survie –, l’artiste conçoit toutes sortes d’oeuvres qui inscrivent sa démarche à l’ordre d’une poétique de l’espace, sinon du cosmos. Celles-ci invitent le regardeur à un voyage mental et sensible en quête d’un ailleurs innommable. L’art d’Azul Andrea procède d’un regard sur le monde qui transcende le réel, en subvertit les attendus et en métamorphose les normes. Il s’applique à déjouer la nature physique même des matériaux employés en leur conférant statut et usage autres, comme pour les charger d’une nouvelle dimension sémantique. Ainsi, dans le choeur de la chapelle de la Visitation, l’astre improbable que l’artiste y a suspendu, constitué de simples noix et virtuellement auréolé d’un anneau doré réfléchissant installé sur le mur du fond, amplifie le site à l’infini de l’espace. Une singulière façon de réalité augmentée qui nous entraîne à prendre notamment la mesure de la fragile beauté du monde et être toujours en situation de s’en émerveiller…

« Nel mezzo del cammin di nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura / ché la diritta via era smarrita… » Face aux oeuvres d’Eva Jospin – née en 1975 à Paris –, impossible de ne pas entendre les premiers vers de La Divine Comédie de Dante (« Au milieu du chemin de notre vie, ayant quitté le chemin droit, je me trouvai dans une forêt obscure… », L’Enfer, Chant 1). Si les forêts de l’artiste ne présentent guère de profondeur, privilégiant essentiellement le mode du bas-relief, elles n’en sont pas pour autant privées par ce qu’elles suggèrent d’une densité. Tout comme les autres grottes et nymphées qu’elle sculpte pareillement dans l’épaisseur de plaques de carton compactées, son médium de prédilection. À l’heure même où les esprits s’inquiètent de l’évolution écologique de notre environnement, Eva Jospin interroge dans ses oeuvres la question du paysage et de sa représentation. Sans être de nature militante, sa démarche est pleinement engagée et vise à dessiller nos yeux des dangers que celui-ci court. Le mode opératoire qu’elle s’est inventé est à la mesure d’un travail similaire à ceux des grands sculpteurs du passé. À l’oeuvre, l’artiste ne compte pas son temps, pratiquant une forme de sculpture qui en appelle à la tradition la plus accomplie – celle du prélèvement de matériau pour en extraire la forme souhaitée. Certes, elle emploie à cette fin des outils et des machines propres à son époque – fraiseuse, scie sauteuse ou à chantourner, ponceuse… –, mais le résultat final n’en est pas moins digne du travail d’un orfèvre. Dans tous les cas, il invite le regard à s’y perdre ou à s’y abriter, dans un rapport poétique au monde.

À première vue, qu’il s’agisse de fonds sous-marins ou d’oiseaux, qu’elles soient photographiques ou dessinées, les oeuvres de Raphaëlle Peria – née en 1989 à Amiens – en offrent à voir des images enchanteresses ; mais, en réalité, elles en dénoncent l’inquiétant avenir. Sensible à tout ce qui concerne la nature et l’environnement – pour y vivre elle-même dans un rapport d’étroite proximité –, l’artiste développe un travail qui y renvoie non sur le mode de l’illustration mais en créant un certain type d’images qui captent notre regard pour mieux l’interroger. En effet, dès qu’il s’y attarde, celui-ci ne tarde pas à découvrir que la surface du papier est, ici et là, partiellement griffée. Non d’une manière grossière ou brutale mais soigneusement et laborieusement effectuée. Cela modifie l’aspect de l’image, lui confère un léger relief et accentue sa beauté plastique. D’où ce côté « trompe-l’oeil » qu’un simple et furtif aperçu risquerait de produire. Les images de Raphaëlle Peria procèdent d’une délicate opération de soulèvements de matière en surface. À l’aide de scalpels, de bistouris ou autres instruments de précision, elle leur applique un geste qui pourrait être apparenté à celui d’une iconoclastie mais dont le soin méticuleux de la griffure – de la gravure ? – les charge d’un trouble littéralement sublime. Dénonciation par l’art de la pollution maritime et inquiétude de la disparition d’espèces, l’art de cette artiste est requis par la volonté d’éveiller la conscience de l’autre.

Saisis sur le vif, dans le précipité d’un raccourci entre l’oeil et la main, les motifs dont s’empare Christelle Téa – née en 1988 à Paris – sont proprement animés d’une charge sismographique. Son dessin au trait et à l’encre de Chine restitue le réel sur le mode de la chronique, tout en le passant au tamis d’un précisionnisme animé qui lui confère paradoxalement une dimension intemporelle. Chez elle, la pratique du dessin semble se développer selon un mystérieux principe organique à partir d’un point d’origine qui est un détail du sujet que son oeil a retenu et qu’elle va saisir en le prenant au piège de son stylet. Sans empressement aucun mais dans une sorte de mécanique gestuelle, l’artiste va peu à peu dérouler le fil de son regard sur sa feuille suivant une progression rhizomique quasi naturelle. Aucune préparation particulière, ni d’un canevas générique, ni d’une préalable structuration d’espace. En toute connexion avec son regard et le support sur lequel elle travaille et qui repose le plus souvent sur ses genoux, la main de l’artiste suit sa propre logique pour donner forme ici à une architecture, là à une figure, là encore à un paysage. Il y va d’une esthétique du minutieux qui ne vise aucune reproduction absolue du réel mais s’y tient au plus proche pour en restituer sa vision. De la ville, les dessins de Christelle Téa que le regard balaye à la façon d’un scanner composent comme une sorte de mémoire visuelle qui les affranchit de tout oubli.
Although nothing predestined Azul Andrea, Eva Jospin, Raphaëlle Peria and Christelle Téa to find themselves in the same exhibition, the richness of the visual inventiveness that characterises each of their approaches is at least one pretext. In the same way that the title that brings them together – and that plays on an oxymoron – underlines their oppositions, or even their conceptual differences. By using unusual materials and atypical operational methods, simultaneously or in turn, their work contributes to enriching the field of the visual arts with hitherto unseen proposals. Unity in diversity is the hallmark of an era and of an artistic production that defies categorisation. The world is a community of plural individualities and contemporary art is one of its most dynamic vectors. The resolutely subjective gathering of these four artists has no other purpose than the pure pleasure of the eye and the mind.

Something paradoxical is at work in the art of Azul Andrea – born in 1988 in Buenos Aires – which oscillates between the infinitely small and the infinitely large, the footprint and the volume, the detail and the whole, offering the viewer all kinds of possible breakaways. Using a vocabulary of rudimentary forms – spheres, squares, stars, crosses… and novel materials – natural like walnut shells or synthetic like survival blankets -, the artist conceives all kinds of works that inscribe her approach in the order of a poetics of space, if not of the cosmos. They invite the viewer on a mental and sensitive journey in search of an unqualifiable elsewhere. Azul Andrea’s art proceeds from a perspective on the world that transcends reality, subverting expectations and transforming norms. It seeks to thwart the very physical nature of the materials used by conferring on them other statuses and uses, as if to invest them with a new semantic dimension. Thus, in the choir of the Chapelle de la Visitation, the improbable star that the artist has suspended there, consisting of simple nuts and virtually haloed by a reflecting golden ring installed on the background wall, amplifies the site to the infinity of space. A singular form of augmented reality that compels us to take the measure of the fragile beauty of the world and to be always in a position to marvel at it…
“Nel mezzo del cammin di nostra vita / mi ritrovai per una selva oscura / ché la diritta via era smarrita…” Faced with the works of Eva Jospin – born in 1975 in Paris – it is impossible not to hear the first verses of Dante’s Divine Comedy (“In the middle of the journey of our life/I found myself astray in a dark wood/where the straight road had been lost sight of…” Inferno, Canto 1). Although the artist’s forests have little depth, essentially favouring bas-reliefs, they are not deprived of an implied density. Just like the other grottoes and nymphs that she sculpts in a similar way in the thickness of compacted cardboard plates, her medium of choice. At a time when people are worried about the ecological development of our environment, Eva Jospin’s works broach the question of landscapes and their representation. Without being militant in nature, her approach is fully engaged and aims to open our eyes to the dangers threatening these landscapes. The modus operandi she has invented is commensurate with a work similar to those of the great sculptors of the past. At work, the artist does not count her time, practicing a form of sculpture that calls for the most accomplished tradition – that of collecting material to extract the desired form. Naturally, she uses tools and machines that are of her time – milling machines, jigsaws or scroll saws, sanders – but the end result is no less worthy of the work of a goldsmith. In any case, she invites the spectator to get lost or to take shelter in it, in a poetic relationship with the world.

At first glance, whether underwater landscapes or birds, whether photographic or drawn, the works of Raphaëlle Peria – born in 1989 in Amiens – offer enchanting images, but in reality, they denounce a worrying future. Sensitive to everything that concerns nature and the environment – in order to live there herself in a relationship of close proximity -, the artist develops a body of work that refers to it not as an illustration but by creating certain types of images that capture our gaze to better call it into question. Indeed, as soon as we linger on them, we soon discover that the surface of the paper is partially scratched here and there. Not in a crude or brutal manner, but carefully and laboriously. This changes the appearance of the image, giving it a slight relief and accentuating its visual beauty. Hence this “trompe-l’oeil” effect that a simple and stealthy glimpse risks producing. Raphaëlle Peria’s images are the result of a delicate process of lifting matter to the surface. With the help of scalpels, lancets, or other precision instruments, she applies a gesture that could be seen as iconoclastic but whose meticulous scratching – or engraving? – invests the images with a literally sublime disorder. Denunciation by art of maritime pollution and concern about the disappearance of species, this artist’s work is animated by the desire to awaken the consciousness of the other.

Captured on the spot, in the hastiness of a shortcut between the eye and the hand, the motifs employed by Christelle Téa – born in 1988 in Paris – are truly animated by a seismographic force. Her line drawings with Indian ink render reality like a chronicle, whilst subjecting it to an animated precision which paradoxically confers a timeless dimension. In her work, the practice of drawing seems to develop according to a mysterious organic principle starting from a point of origin, a detail of the subject which her eye has retained and which she grasps by trapping it with her stylus. Without any haste, in a kind of gestural mechanics, the artist gradually unrolls the line of her gaze on the page, following an almost natural rhizomatic progression. No special preparation, neither of a generic canvas, nor of a preliminary structuring of space. Fully connected with her gaze and the medium on which she works, which rests most often on her knees, the artist’s hand follows its own logic to give shape to an architecture, a figure, a landscape. It is an aesthetic of the meticulous that does not aim at any absolute reproduction of reality but which remains close as possible to it in order to render its vision. Christelle Téa’s drawings of the city, that the gaze sweeps over like a scanner, compose a kind of visual memory that emancipates them from any risk of oblivion.

Publié et diffusé par – published and distributed by Immédiats, 67 rue du Quatre-Septembre, 13200 Arles, France. www.immediats.fr. Directrice de la publication – Publishing Director Gwénola Ménou. Conception et réalisation graphique – Graphic design Alt studio, Bruxelles et Solie Morin, Marseille. Corrections – Proofreader Stéphanie Quillon. Traductions – Translation Juliet Powys. Photogravure – Photoengraving Terre Neuve, Arles. Impression – printer Petro Ofsetas. © ADAGP, Paris, 2022 et les artistes pour les oeuvres, l’auteur pour le texte, Immédiats pour la présente édition. © The artists for the works, the author for the text, Immédiats for this edition. Abonnement annuel – Annual subscription 62 €. Prix unitaire papier – price per paper issue 4 €. Dépôt légal janvier 2022. Issn 1766-6465.
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