Lisa Beck, Observatory
Exposition du 17.01 au 15.03.2014
galerie Samy Abraham, Paris
« Les choses tiennent ensemble. Nous savons cela – c’est le principe de la magie. Deux choses inconséquentes peuvent s’unir pour devenir une conséquence. Cela est également vrai des poèmes. Un poème ne doit jamais être jugé seul par lui-même. Un poème n’est jamais seul par lui-même. » Jack Spicer, Admonitions, 1958.1
Pour observer les étoiles, il faut au préalable réunir quelques conditions météorologiques et géographiques. L’idéal étant une belle nuit en altitude et dans un lieu isolé de toute pollution lumineuse, les scientifiques ont choisi de placer les télescopes les plus perfectionnés dans le désert d’Atacama au Chili2 – ou directement dans l’espace3. De la même manière, la qualité de l’air n’est pas la moindre des conditions nécessaires pour apprécier une bonne exposition (le spectateur lisant un communiqué de presse pendant un vernissage sait de quoi je parle). En titrant son exposition Observatory, Lisa Beck suggère de voir l’espace blanc de la galerie comme un équivalent négatif de l’espace sidéral. Ce qui suppose quelques conséquences intéressantes.
D’abord, l’espace entre les œuvres n’est pas celui qu’aurait mesuré Mel Bochner : le blanc qui sépare les peintures est une ellipse entre deux observations, le spectateur se retrouvant dans la position du personnage regardant à travers des jumelles ou une lunette. Ellipse spatiale, donc, mais aussi temporelle : les premières peintures datant de 1989 côtoient sur le mur celles qui viennent d’être réalisées, comme le ciel étoilé place sur le même plan des lumières émises en des temps bien différents. Ensuite, les œuvres existent par elles-mêmes mais forment aussi un « tout » qui est l’exposition – et chaque œuvre est elle-même formée de plusieurs fragments, à la manière d’une image reconstituée à partir de plusieurs prises de vues (ce qui est souvent le cas dans l’imagerie scientifique).
A ce propos, on peut noter que Lisa Beck n’utilise pas de shaped canvas : c’est toujours le format rectangulaire des tableaux, même accrochés de biais, qui détermine l’échelle de l’œuvre. En ce sens, elle est fidèle à la tradition du tableau comme fenêtre ouverte sur un monde. Même si les peintures de 1989 sont plus proches de l’abstraction hard-edge par leur facture, jamais la forme du support ne délimite celle du contenu. Bien au contraire : l’œil du spectateur est appelé à recréer la forme absente entre les panneaux, à la continuer mentalement sur le mur – l’espace autour de l’œuvre devenant, comme dans la poésie Mallarméenne, aussi important que ses éléments physiques. Car le shaped canvas est un monde fermé qui impose une forme d’autonomie que le travail de Lisa Beck récuse. Si chez Stella ou Kelly le tableau peut se passer du spectateur en tant qu’individu, on peut affirmer le contraire concernant l’œuvre de Beck – qui appelle une projection subjective, un émerveillement romantique tout à fait singulier.
Dans les peintures plus récentes de l’exposition, le style et les couleurs évoquent les « vues d’artistes » des revues de vulgarisation scientifique. Il s’agit là encore de recréer ce qu’on ne peut pas voir, de transformer des informations scientifiques en vision artistique. J’emploie ce mot à dessein car l’art de Lisa Beck entretient une proximité thématique avec l’art dit « visionnaire » (de Samuel Palmer à Charles Burchfield). Les peintres visionnaires nous diraient certainement qu’ils ne sont que des observateurs, qu’ils peignent eux aussi ce qu’ils voient. Et d’une certaine manière, c’est ce que font tous les peintres, en observant ce qu’ils sont en train de faire et en modifiant leur intention en fonction de cette vision. Il y a un phénomène de dédoublement, et ce dédoublement se retrouve plus classiquement dans l’atelier : l’artiste accroche et observe son travail, réfléchit à son exposition – est son propre spectateur. C’est ce processus de mise à distance que Lisa Beck met en scène dans son « observatoire ». Celui de l’œuvre en train de se faire, de l’exposition en train d’apparaître. Les matières réfléchissantes, les jeux de pleins et de vides en sont l’expression. Observatory ne se présente pas comme un dispositif mais comme la synthèse naturelle des réflexions de l’artiste autour de la place du spectateur dans son œuvre – et comme l’observation de sa propre évolution dans le temps et les espaces qui l’accueillent.
Hugo Pernet
1 C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça. Traduit de l’anglais (USA) par Éric Suchère, éditions Le bleu du ciel.
2 Le VLT (Very Large Telescope).
3 Hubble, ou le télescope européen Gaia.
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