Semaine 45.21 (no. 450) Dominique De Beir | Percées de lumière | La chapelle-espace d’art contemporain Pôle culturel de la Visitation | Thonon-les-Bains

L’exposition que consacre la chapelle de la Visitation à Dominique De Beir s’inscrit dans le cadre de  la programmation de la saison 2021-2022 placée sous l’intitulé générique de Singularités. Le propos  de cette session est de présenter le travail d’artistes qui en appellent, tour à tour ou tout $à la fois, à des matériaux inhabituels, à des protocoles atypiques ou à  des mises en espace inédites. Qu’ils dessinent, qu’ils peignent, qu’ils sculptent ou qu’ils photographient, ils contribuent ainsi à augmenter le champ des arts plastiques de  propositions personnelles, si singulières qu’elles constituent leur marque  de fabrique et les identifient de façon directe.

Semaine n°450, revue hebdomadaire pour l’art contemporain
Texte : Philippe Piguet
Parution vendredi 05.11.2021
Édition papier, 16 pages, 4 €

Altération, 12 mars 2016, peinture, impacts, polystyrène, 27 x 22 x 4 cm.

Plaques de polystyrène, morceaux de carton plat ou cannelé, rubans de paperolles ou d’orgue de Barbarie, papiers en tous genres, Dominique De Beir affectionne tout particulièrement  les matériaux les plus triviaux qui soient. Elle les utilise aux fins de créer toutes sortes d’images et de situations minimales, soit en  les peignant, en les imprimant et en les impactant, soit en exploitant leur propre nature physique, pour les offrir en traversée ou en transparence  à la lumière. Matière et lumière sont les deux vecteurs cardinaux de son œuvre qui emprunte  tout aussi bien au dessin, à la peinture, à la sculpture et à la photographie, sans aucune exclusive. Polymorphe, son art décline tous les possibles de présentation,  du format traditionnel du tableau à la construction architecturée de volumes et du mode de l’installation à la forme du livre.
Pareillement, il recourt à tous les possibles du faire, du geste manuel à l’imprimé mécanique, s’inventant si nécessaire les outils propices  à l’effet recherché.

À la découverte de la chapelle de la Visitation, Dominique De Beir  a été frappée par les qualités lumineuses de l’édifice, notamment  par tous les jeux chromatiques que le soleil traversant les vitraux multiplie sur les murs comme au sol. Aussi l’idée lui est venue  de structurer l’espace de la nef en y disposant tout un lot d’éléments en forme de grands livres ouverts et élancés, faits de plaques de carton alvéolé, perforées par ses soins, portant sur une face l’image imprimée d’un détail agrandi et diffus de certains des vitraux et peintes au verso d’un monochrome gris irisé. L’ensemble ainsi établi détermine un parcours indéfini, invitant le regardeur à y déambuler en toute liberté et à en faire une expérience perceptive pleinement personnelle. Aux deux extrémités de la nef, l’artiste a fait le choix de placer, en écho avec l’architecture du lieu et en contrepoint l’un de l’autre, deux imposants écrans de plaques de polystyrène superposées. Pareillement perforées, aux allures de moucharabiehs, ceux-ci participent, dès l’entrée, à ne pas dévoiler d’emblée au regard l’ensemble de la nef et, sur  le mur du fond du chœur, à suggérer au-delà comme la possibilité d’un continuum.

Dominique De Beir à l’atelier, août 2021.

L’art de Dominique De Beir est requis par une dialectique des contraires dont la lumière est le liant immatériel qui, paradoxalement, confère à ses œuvres leur corporéité. Somme toute, l’emploi  que l’artiste fait de la lumière n’est guère éloigné de celui du peintre. Où Rembrandt disposait sous la peinture une couche de blanc de plomb pour augmenter la puissance lumineuse de ses couleurs, De Beir recourt à une pratique qui caractérise son style et la signe :  la perforation. C’est que le point – comme elle dit – est « la pierre angulaire de mon travail ». Alors que la langue déclare qu’« un point, c’est tout », mettant un terme à toute discussion, l’artiste l’entend  a contrario en explorant ce qu’il est à même d’engendrer. Qu’il soit en creux ou en relief, le point se présente chez elle « comme une écriture et une percée, pris dans une gestuelle répétitive. Le point, tout à la fois précis et hasardeux, est le geste minimal qui construit  un ensemble. En creux ou en relief, il est la marque unique appliquée à une surface. Le point est un trou qui pique, perce, érode les supports, il est aussi l’entité de base d’une écriture singulière : le braille. J’utilise le point selon ses deux acceptions : accroc et caractère ».

Vue de l’atelier en Picardie, août 2021

En ce domaine, si l’œuvre de Dominique De Beir appartient à  la même famille que celle de Pierrette Bloch et de ses ponctuations sans fin (elle a été son assistante au début de sa carrière), elle  s’en distingue en revanche par une esthétique incarnée qui fait la part belle aux purs plaisirs de la couleur et de la texture. Par ailleurs, si un même engagement physique est à l’œuvre chez l’une comme chez l’autre, il y va d’une posture autre chez la cadette dans son envie d’instruire un rapport pleinement tactile à la surface de ses œuvres en laissant percevoir dans leur résultat plastique le poids de son corps. En cela, elle réactive quelque chose d’un matiérisme informel qui fonde certains travaux d’artistes tels que Dubuffet, Fautrier, Fontana ou Eva Hesse. Le rapport tactile à la matière des œuvres de Dominique De Beir procède ainsi de tout un travail d’altérations et de transformations matérielles qui dessinent des mondes indicibles d’une singulière sensualité.

Que l’artiste marque un intérêt appuyé à cette forme d’objets décoratifs que l’on appelle des « paperolles » et qu’elle ait jeté par ailleurs son dévolu sur tout un lot de rouleaux en papier perforés pour orgues de Barbarie ne surprendra donc pas. Des premières, Dominique De Beir en développe tout un véritable labyrinthe dans la salle dite des Sœurs, non sans pertinence. En effet, la fabrication de ces éléments de décoration utilisant d’étroites bandelettes, ou frisures de papier, enroulées sur elles-mêmes, notamment employées à la confection d’ex-voto, constituait l’une des ressources économiques de la confrérie religieuse. Quant aux rouleaux d’orgue de Barbarie, déployés sur une longue table dans la salle du fond, la façon qu’a l’artiste de les traiter en les recouvrant de cire, en les piquant à plusieurs reprises et en les doublant d’un velours rouge, leur confère une éminente qualité charnelle. Cela n’est pas sans renvoyer alors à la fragilité d’une peau d’autant que les perforations du texte originel apparaissent comme d’innommables tatouages.

Série Coin-vitrail, 2021, peinture, impacts, carton imprimé, 240 x 150 cm chaque.

À ces jeux permanents du recouvert, du caché, du percé et du traversé auxquels elle se prête, Dominique De Beir avoue, sans en faire une position manifeste, son intérêt pour une esthétique proche de certaines avant-gardes des années 1960-1970 telles que le minimalisme ou le mouvement Supports-Surfaces. Sa passion pour les outils qu’elle fabrique elle-même – comme ces chaussures ou ces rouleaux pourvus de pointes – et qui lui servent à perforer les matériaux qu’elle utilise en dit long d’une pratique artistique
qui se veut résolument artisanale et manuelle. Quand bien même, en d’autres endroits, elle est conduite à employer brûleurs, décapeurs ou autres appareils thermiques pour faire fondre la matière traitée.

« Lorsque j’ai commencé à travailler dans cette direction, précise l’artiste, je me suis rendue compte que chaque type de support engageait un outil spécifique, comme si chacun réclamait un type d’impact précis. C’est pourquoi je me suis mise à fabriquer mes propres outils, en collaboration avec des artisans. Ces outils me permettent de développer des expériences associant énergie et improvisation, un rapport immédiat au matériau que j’essaie de pousser à son point de rupture. » L’exposition que l’artiste a conçue pour la chapelle de la Visitation nous invite ainsi à faire l’expérience d’une aventure plastique hautement poétique qui conjugue tout à la fois matière, couleur et lumière, à la révélation de mondes insoupçonnés dont la singulière beauté fait l’éloge des matériaux.

Moucharabieh, 2021, peinture, impacts, polystyrène extrudé,280 x 150 x 4 cm.
Paperolles, 2021, rouleau perforé peint, 12 x 500 cm.
Ruminatio, 2019, papier huilé contrecollé sur velours, perforé, encre, 28,5 x 400 cm.
Correspondance (timbres), 2020, collage, peinture, encre, impacts, 21 x 15 cm.
Paperolles (détail - detail), 2021, rouleau perforé peint, 12 x 500 cm.

Publié et diffusé par – published and distributed by Immédiats, 67 rue du Quatre-Septembre, 13200 Arles, France. www.immediats.fr. Directrice de la publication – Publishing Director Gwénola Ménou. Conception et réalisation graphique – Graphic design Alt studio, Bruxelles et Solie Morin, Marseille. Corrections – Proofreader Stéphanie Quillon. Traductions – Translation Matthew Cunningham. Photogravure – Photoengraving Terre Neuve, Arles. Impression – printer Petro Ofsetas. Crédits photo – Photos credits Annik Wetter et Dominique De Beir © ADAGP, Paris, 2021 et l’artiste pour les œuvres, l’auteur pour le texte, Immédiats pour la présente édition – traduction © ADAGP, Paris, 2021 and the artist for the works, the author  for the text, Immédiats for this edition. Abonnement annuel – Annual subscription 62 €. Prix unitaire papier – price per paper issue 4 €. Dépôt légal novembre 2021. Issn 1766-6465.

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