Semaine 03.21 (no. 444) Jean-Jacques Rullier et Didier Trénet | Paysages Vécus, Paysages Inventés | La Chapelle-Espace d’art Contemporain Pôle Culturel de la Visitation Thonon-Les-Bains

Deuxième de la saison 2020-2021, l’exposition que consacre la chapelle de la Visitation à Jean-Jacques Rullier et à Didier Trénet s’inscrit dans le cadre de la programmation annuelle placée sous l’intitulé générique « Penser le paysage ».
À l’écho de la formule de Cézanne proclamant : « Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience », celle-ci vise à accorder une place de choix à la question du paysage, entendue au sens le plus large qui soit. Aussi l’idée est de mettre en exergue comment les artistes appréhendent aujourd’hui leur rapport à la nature, non dans la simple littéralité d’une représentation mais en s’inventant d’autres pistes pour donner à voir leur conscience du paysage.

Semaine n°444, revue hebdomadaire pour l’art contemporain
Texte : Philippe Piguet
Parution vendredi 15.01.2021
16 pages, 4 €

Didier Trénet, Réponse à tout, 2020, plume, lavis à l’encre, brou de noix, groisils de verre sur papier Arches, 49 x 65 cm.

Jean-Jacques Rullier, né à Bourg-Saint-Maurice, en Savoie, en 1962, et Didier Trénet, né à Beaune, en Bourgogne, en 1965, appartiennent tous deux à une génération pour laquelle la question du rapport à la nature est concomitante à toute une réflexion sur l’environnement, voire l’écologie. Chacun à sa façon s’est engagé dans un travail artistique qui s’appuie plus volontiers, pour le premier, sur une expérience vécue, tandis que le second en appelle à son imagination, voire à ses rêveries. Apparus tous deux au début des années 1990 sur la scène artistique nationale, ils ont été invités au cours de l’été 1997 à exposer au Cabinet d’art graphique du Musée national d’art moderne, au Centre Pompidou, se succédant l’un l’autre. Si leur réunion à Thonon-les-Bains n’est pas étrangère à la découverte alors de leur travail et au souvenir toujours vif de cette époque, elle s’attache à faire valoir non seulement le différentiel d’approches plastiques qui règlent respectivement leurs démarches mais aussi les points de convergence qui soulignent leur façon d’être au monde.

Jean-Jacques Rullier, Le long des rives du fleuve Am’Hogden, série Les Paysages imaginés, 2020, crayons de couleur sur papier, 39 x 56 cm.

Originaire d’un pays de montagnes, Jean-Jacques Rullier l’a quitté il y a déjà bien longtemps pour venir s’installer à Paris. Si son atelier s’offre à voir comme une sorte de caverne d’Alibaba, littéralement envahie par les livres, les souvenirs de voyages et le travail en cours, l’impression à sa découverte est qu’il est le lieu par excellence du rassemblement mémoriel de tout un passé et de toutes les aventures vécues ici et là par l’artiste. Au regard de sa pratique, qui en appelle aux modes de l’illustration, de l’encyclopédie et de l’anthropologie, il y va comme d’une nécessité à revisiter sans cesse ses souvenirs et à les remettre sur le tapis pour mieux en tirer la leçon. Ce que Rullier formulait ainsi en 2001 : « Je crois aussi que mon travail vient profondément d’une sensation de ne plus savoir, d’avoir perdu les évidences et les systèmes de repères, et du besoin qui en découle de tout réapprendre, en reprenant littéralement les choses à zéro. »
Ce ressenti de l’artiste s’observe au premier regard dans le soin extrême qu’il met à l’exercice de son art. Quand celui-ci prend forme de dessins, Jean-Jacques Rullier fait montre tout à la fois d’un trait minutieusement appliqué, de compositions fortement structurées et d’un chromatisme tout en nuances subtiles. Tout y répond au soin d’une organisation savamment élaborée où, le plus souvent, texte et image guident le regardeur à entrer dans l’œuvre et à déambuler dans les diverticules de sa pensée. Il en est ainsi de ces diverses « promenades » auxquelles il nous convie. Elles sont le fruit, ici, d’excursions sur le terrain – telle La Promenade dans les montagnes au Ladakh, dans l’Himalaya – qui décrivent alors tout un cheminement dans le paysage tel que l’artiste l’a parcouru ; là, celui du souvenir d’un voyage en Australie – La Promenade au temps du rêve – qui se développe en forme de mural, ponctué de vingt-quatre aquarelles qui sont autant de focus d’après photos sur des éléments visant à restituer l’atmosphère du site : un motif aborigène, la couleur d’une pierre, une portion de paysage, etc.
Ailleurs, si Jean-Jacques Rullier laisse filer son imagination, les paysages qui adviennent – série des Paysages imaginés – n’en sont pas moins nourris de toutes sortes de références, éprouvées, livresques ou autres, tant il possède en lui tout un réservoir d’images. Ce en quoi, pour rebondir sur la formule de Cézanne, il est la conscience même de tout un monde de lieux et de sites qu’il porte en son for intérieur. De nature quelque peu lunaire, l’artiste, dont la grande taille flirte avec les étoiles, semble être toujours en chemin, en quête d’espace à sillonner ; c’est sa manière d’être au travail, tout en vagabondant entre terre et ciel. En errance permanente, Rullier est fondamentalement nomade, dans son corps comme dans sa tête. Façon écrivain-voyageur.

Jean-Jacques Rullier, Table de classement des catastrophes naturelles, 2016, encre, crayon et crayons de couleur sur papier, 52 x 69,5 cm.
Jean-Jacques Rullier, Table de classement des catastrophes naturelles, 2012, encre, crayon et crayons de couleur sur papier, 26 x 18 cm.

Les carnets de croquis, esquisses, photographies et éditions rassemblés dans différentes vitrines en disent long de ce nomadisme tant physique que mental. Le regard qui s’y penche y prendra toute la mesure du processus de création de l’artiste. Comment d’expériences vécues ou imaginées, il puise dans le réel, en appelle à ses chimères, passe d’une échelle à l’autre, glisse du dessiné à l’imprimé, balance enfin entre le vrai et le vraisemblable. Quelque chose de ludique, parfois même d’humoristique, est en jeu dans l’œuvre de Jean-Jacques Rullier qui se plaît à métamorphoser l’ordinaire en étrange et en merveilleux, l’instruisant par-là d’une dimension poétique singulière.

Jean-Jacques Rullier, La promenade dans les montagnes, 1998, encre, crayon et crayons de couleur sur papier, 45 x 45 cm.
Didier Trénet, Étude pour une Révérence en chantier, 1990-2020, techniques mixtes, 175 x 200 x 40 cm.

À sa Bourgogne natale, Didier Trénet est très attaché. Il ne l’a quasiment jamais quittée et y vit à l’écart des rumeurs urbaines, ayant investi une petite maison d’un village voisin pour lui servir d’atelier. Rien de monacal toutefois dans ce choix qu’il a fait de vivre soucieux qu’il est d’être à l’écoute du monde extérieur. L’histoire que Didier Trénet a écrite depuis une bonne trentaine d’années trouve notamment sa fondation dans ces paroles, énoncées dès les années 1990 : « Au gré de la promenade, du voyage, de la rhétorique, à travers des cahiers de notes et de dessins…, là où l’opportunité, la rencontre fortuite avec des lieux, matériaux, personnes… font danser les volutes, brasser les concepts et embrasser le cosmos, se développe mon travail en un processus empirique, sans but ni prétention à édifier quoi que ce soit de laborieux. » Tout est dit.
L’art de Trénet est requis par un esprit d’invention qui l’entraîne en toute liberté à la mise en œuvre de formulations plastiques les plus diverses. Dessins, sculptures, installations avouent sa fascination pour toute une histoire de l’art telle qu’elle s’est notamment développée au XVIIIe siècle. Trénet y est surtout sensible à toute une production d’images qui fait la part belle tant à l’écriture et à l’arabesque qu’à cette sorte de fourmillement de formes qui caractérise le style rococo et le détermine à l’ordre d’une dynamique vitaliste. Il y va précisément de cette mesure dans le travail de l’artiste qui s’applique par le biais de toutes sortes de détournements à réfléchir sur l’idée de nature pour lui en inventer de nouvelles propositions.

Didier Trénet, "Sous la purée, le dessin", 2015, Combien d'étoiles dans le ciel ?, sérigraphie sur porcelaine, impression sur plateau standard de la restauration collective, 36 x 46 cm.

À considérer les œuvres de Didier Trénet, elles semblent au regard procéder d’un imaginaire dont le rêve serait le vecteur ; en vérité, il y va d’une toute autre façon et c’est bien davantage la fantaisie, dont l’artiste déborde, qui règle chacune de ses compositions. Il leur donne libre cours sans aucun frein, ni aucune contrainte, dans une remise en question de « l’invention de l’idée de nature sur laquelle s’est construite la modernité occidentale », comme il le dit lui-même. Ainsi en est-il de ces Mille Vies sur L’Amour dont la composition relève d’une forme d’association incongrue d’éléments épars, hors toute réalité plausible. Ou bien encore de ce paysage, brillamment enlevé, dans la tradition d’un Nicolas Poussin mais dont le titre – Radical, mon colon (2015) – le fait basculer dans une postmodernité trompe-l’œil qui déroute. Il en est de même de cette figure récurrente, constituée d’un os monumental sur lequel est étrangement planté un arbre, laquelle lui a servi de motif à la réalisation d’un service de plateaux et d’assiettes pour le réfectoire d’un collège.

Didier Trénet, Réparateur, 2012, lavis et plume à l'encre, collage de groisils de verre sur papier Arche 300 g, 22 x 35 cm.

Ici et là, Didier Trénet cultive l’hybride, sans jamais rien perdre d’une élégance plastique. Son inclination à l’emploi de matériaux inhabituels, tels qu’un tissu brodé, une mangeoire, des fleurs ou des éclats de verre, participent non pas tant à perturber les habitudes perceptives du regardeur qu’à en augmenter le champ des possibles. Ainsi opère cette Étude pour une révérence en chantier, sans cesse remise en jeu dans des dispositifs qui la rechargent en énergie vive ; ou de cette série de paysages à la facture classique mais ponctués de groisils, ces débris de verre, issus des rebuts de fabrication ou du recyclage des déchets, leur conférant une singulière charge d’actualité. C’est dire si, chez Didier Trénet, il n’est point question d’illustration mais de lâcher prise par rapport à la source à laquelle il puise et qu’il entraîne à l’avènement d’un ailleurs, inédit, volontiers improbable.

Didier Trénet, Mille vies sur l’Amour, 2015, crayon noir, fusain, sanguines, brou de noix, aquarelle sur papier, 175 x 114 cm.

Publié et diffusé par – published and distributed by Diffusion pour l’art contemporain, 67 rue du Quatre-Septembre, 13200 Arles, France. www.immediats.fr.
Directrice de la publication – Publishing Director Gwénola Ménou. Conception graphique – Graphic design Alt studio, Bruxelles. Coordination et réalisation graphique – Coordination and execution Laurent Bourderon. Corrections – Proofreader Stéphanie Quillon. Traductions – Translation Lauren Broom. Photogravure – Photoengraving Terre Neuve, Arles, et Fotimprim pour la numérisation des dessins de Jean-Jacques Rullier. Impression – printer Petro Ofsetas. Crédits photos – Photo credits Sylvie Bonnot, Marielys Lorthios, Jean-Michel Petit. © ADAGP, 2021, Paris pour Jean-Jacques Rullier et Didier Trénet, l’auteur pour le texte – the author for the text, Diffusion pour l’art contemporain pour la présente édition – for this edition. Abonnement annuel – Annual subscription 62 €. Prix unitaire papier – price per paper issue 4 €. Dépôt légal janvier 2021. Issn 1766-6465

Jean-Jacques Rullier, Dans les confins des déserts d’Estrian (détail), série Les Paysages imaginés, 2020, crayons de couleur sur papier, 39 x 56 cm.

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