Galerie Briobox, Paris
exposition du 17.10 au 26.11.2011
Robert Suermondt en conversation avec Tania Nasielski
TN: J’ai découvert ton travail par l’envers en quelque sorte, par cette photo d’une architecture renversée, une de tes toiles posée dans un décor domestique que l’on ne reconnaît qu’en y attardant le regard.
RS: C’est arrivé comme ça: je travaillais sur cette toile, j’y avais apposé des caches pour peindre une partie au spray. Je pensais le faire sur ma petite terrasse, en passant le tableau par la fenêtre. La toile était beaucoup trop large, elle est restée coincée et suspendue entre le cadre de la fenêtre et des armoires. J’ai trouvé ça beau et j’ai pris la photo. Reproduite en noir et blanc, renversée sur le côté, la figure qui apparaît fait penser à une sorte de pyramide poreuse, c’est pourquoi j’ai choisi de la poser ainsi dans un premier temps. De cette photo, je réalise actuellement un poster, dans le cadre d’une édition initiée par le Garage de Malines. Ici l’image est en couleur et n’est pas renversée. Comme quoi une action simple entraîne une série de gestes.
TN: Le geste fait partie intégrante de ton travail. Non seulement la trace du geste présente dans la peinture, mais aussi le mouvement que dégage la toile, et qui me rappelle ta manière de danser, cette alternance entre mouvements fluides et gestes saccadés. Mais ici on est dans l’espace de la toile.
RS: C’est effectivement une question qui me préoccupe, plutôt pour l’extraire à cette littéralité du geste lyrique, expressif. Tourner un tableau ou une photographie sur le côté, coller un fragment d’image sur la toile, c’est aussi du geste. Dans mes dernières toiles, des traces deviennent lignes, puis sont interrompues, reprises, bifurquées sur un autre plan. Du coup, des tracés un peu déraillés prospèrent et s’organisent au travers du tableau. C’est une sorte de jeux d’échos. Et comme tu dis, je reconnais là aussi ma façon d’emmener la danse à deux, en y insufflant du contretemps, du zig-zag. Souvent, ça fait rire mes cavalières.
TN: C’est cette physicalité du contretemps et du contrepoint que j’ai reconnue et ressentie en entrant dans la toile et dans son geste. Espace, temps… Il y a comme des rythmes différents?
RS: Comme dans la musique, il y a cohabitation de vitesses différentes, ce qui engage une lecture à plusieurs niveaux.
TN: Peut-on parler de superpositions, d’architectures ?
RS: D’architecture j’espère. Ce travail de ligne et de plan est autant un travail de coupe, et à force, des espacements, des cavités se forment. On peut alors s’avancer dans ces constructions. Mais plutôt que de superposition, je préfère l’idée de suspension. Je pense aux dernières séquences du film Zabriskie Point d’Antonioni, où juste après l’explosion d’une villa, on voit bouger au ralenti des débris suspendus dans l’espace. C’est filmé en divers endroits et plusieurs plans cohabitent.
TN: Dans l’espace de la toile, ce sont aussi différents points de fuite qui cohabitent. Comme dans tes paysages réversibles ?
RS: Oui, et là aussi c’était déjà de l’ordre de la suspension. Ces tableaux du début des années nonante pouvaient se voir à l’endroit ou à l’envers. Les gens étaient ébahis qu’à tête renversée, le paysage soit aussi probable qu’à l’endroit. Ces tableaux ont eu un succès immédiat. On m’en redemandait. J’ai arrêté, je ne voulais pas tomber dans le piège de la formule et être identifié comme «peintre des paysages réversibles». Aujourd’hui, ce geste de renversement fait partie de ma pratique. Je couche souvent le tableau au sol pour tourner autour. La position de son accroche peut rester ouverte jusqu’à la fin. Il y a forcément des répercussions de par la gravité. Mais surtout, mon travail vise à se déprendre de la fixation de l’image.
TN: Et tu as tenté jusqu’ici de te déprendre de l’image que l’on pouvait avoir (et fixer) de ton travail…
RS: Très vite j’ai voulu tout chambouler, recommencer différemment. C’était troublant tant pour moi que pour les autres. Et puis peu à peu j’ai reconnu des récurrences. Je remets constamment en jeu la question d’une possible mobilisation du corps en face de l’image photographique, fixe par nature.
TN: Image fixe et pourtant cinématographique dans tes toiles, où une clameur semble se dégager du mouvement. On retrouve cette clameur muette dans ta nouvelle vidéo, Tableaux homonymes, qui fait penser par moments à Jérôme Bosch, et dont tu mets l’image en mouvement, ou plus exactement en transformation. Peinture et cinéma s’y rejoignent comme en une synthèse de ton travail où le point de mire fuit, où l’image se révèle petit à petit tout en se transformant …
RS: C’est une petite pièce qui montre l’alternance de deux vues absolument dissemblables et paradoxalement similaires dans leur structure, l’une étant le négatif, l’envers, le creux de l’autre. Du paysage à la Bosch peu à peu transparaît l’image d’une scène de libération, des soldats sur des camions, acclamés par la foule. Cette seconde image est proprement aveuglante par excès, elle colonise la première en s’imbriquant dans sa trame. De cette structure commune persiste un phénomène de rémanence.
TN: Qui nous donne l’envie de continuer à regarder, à chercher… Au fond cette transition invisible dans l’image en mouvement, en transformation dans la vidéo, on pourrait la mettre en relation avec les blancs, les vides que l’on trouve sur tes toiles.
RS: Je crois qu’il s’agit là encore de trous, de creux, puisqu’il y a du bord, de la tranche. Et comme il y a cette tentation à boucher, à combler, des figures apparaissent. Ces peintures sont comme des Rorschach décentrés, où les images s’éclipsent et sont remplacées par d’autres.
TN: Jimmie Durham, qui était récemment au Wiels à Bruxelles pour parler de son travail, a dit en substance que l’histoire commence toujours par l’effacement de quelque chose. Dans ton travail, peut-on parler d’histoire effacée ?
RS: Une histoire, il faut bien la commencer quelque part. Peut-être qu’avant les mots, il y a de la coupe, et d’autres histoires. Mais d’histoire, j’aimerais plutôt que ma peinture en soulève.
TN: Ses trouées nous ouvrent un espace, on y entre comme on suit tes lignes, happés puis lâchés par elles… Les découpes de photos ajoutées fonctionnent en quelque sorte comme des leurres, on ne distingue pas ce qui est dessous, dessus, si c’est de la surface plane ou du relief…
RS: C’est les deux, alternativement, selon l’assemblage par lequel on y arrive. Où se trouve le leurre, dans notre tête ou dans la peinture? Lacan parlait d’un piège à regard, j’aime bien cette notion.
TN: Dans ton travail les lignes droites deviennent courbes, comme si elles échappaient à la gravité. Elles échappent aussi à la personne qui les suit du regard. Je pense à Len Lye et à ses lignes animées dans le film Free radicals sorti dans les années 70 et où Lye créait des figures vibratoires en grattant la pellicule. Une musique tribale africaine y accompagne le rythme des mouvements.
RS: C’est captivant à regarder, il dessine des flux, ça pétille. Dans les tableaux, en fait de geste, c’est la ligne qui devient courant selon ce qu’elle traverse. Les incidences de passages dans la proximité des parties, leur frottement et l’effet de gravitation donnent lieux à divers accidents collatéraux.
TN: C’est le cas dans cette nouvelle toile intitulée Battaglia ?
RS: Oui, on dirait que ça pète de partout, ces éclats de couleur. Ce qui nous ramenène à l’idée de suspension …
Tania Nasielski est commissaire d’expositions. Elle a notamment organisé l’exposition Plasticiens en mouvement à la Biennale de Dakar et au De Markten à Bruxelles, ainsi que Tales of the city à Artefiera Bologna, et Hexen 2039 au Chelsea Space, Science Museum et British Museum à Londres. Elle propose depuis 2007 un programme inédit d’expositions d’artistes belges et internationaux, émergents et confirmés dans son espace du 105 Besme à Bruxelles. © Tania Nasielski 2011
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